19.

Le 10 décembre, Philippe de Mornay et sa troupe arrivèrent à Angoulême profondément démoralisés. Depuis La Chapelle, ils n’avaient trouvé aucune trace du convoi de la duchesse de Montpensier qui semblait s’être volatilisé. La duchesse avait sans doute pris un autre chemin pour gagner Saint-Maixent et Caudebec suggéra même qu’elle aurait pu emmener Cassandre en Lorraine, chez son frère, comme une otage à monnayer plus tard.

Comme les lansquenets ne pouvaient pénétrer dans la cité catholique, ils s’installèrent dans une hôtellerie des faubourgs, non loin des ruines de l’abbaye Saint-Cybard, pillée quelques années plus tôt.

Nicolas Poulain décida d’entrer dans la ville par le Châtelet, un vieux château fortifié, constitué de trois grosses tours rondes enserrant un donjon circulaire, construit par le roi pour surveiller les seigneurs d’Angoulême. Cette forteresse était désormais une prison et comme prévôt d’Île-de-France Poulain savait qu’on le laisserait passer par là sans l’interroger, puisque c’était un domaine royal. M. de Mornay et ses compagnons étant avec lui, on ne leur demanderait rien non plus, tandis que prendre une autre entrée pouvait entraîner des difficultés.

Ils passèrent une première porte, flanquée de deux tours, où Poulain montra ses titres, puis longèrent la forteresse proprement dite jusqu’à une seconde courtine crénelée qu’ils franchirent par un pont-levis.

Dans la ville, tandis que Poulain, Hauteville et Venetianelli interrogeaient les boutiquiers autour du Châtelet, M. de Mornay, accompagné de son écuyer et de Caudebec, se rendit chez M. Terrasson, un vieil échevin de ses amis, colonel de sa paroisse, qui habitait près de l’église Saint-Paul. Comme l’église était à quelques pas d’une des portes principales, M. de Mornay était persuadé que son ami lui apprendrait beaucoup de choses.

M. Terrasson était catholique mais faisait partie de ces politiques qui toléraient la religion protestante. Il annonça à Mornay que le roi de Navarre n’était pas en route pour Saint-Maixent mais sur le point d’arriver à Jarnac ! Depuis deux jours, des compagnies de gentilshommes huguenots se pressaient, venant de toute la Saintonge. La reine mère avait quitté Saint-Maixent le 3 décembre et était, peut-être, déjà arrivée à Cognac. On disait que les conférences de paix se tiendraient à Saint-Brice.

Quant à la venue de la duchesse de Montpensier à Angoulême, M. Terrasson la confirmait, mais il croyait savoir qu’elle était partie. Pour où ? Il l’ignorait.

M. de Mornay retrouva Poulain, Hauteville et Venetianelli dans une gargote près du Châtelet. Leur ayant rapporté ce qu’il venait d’apprendre, il leur dit qu’il partait pour Jarnac avec les lansquenets afin d’y être quand le roi de Navarre arriverait et leur demanda de rester à Angoulême pour découvrir où était la duchesse de Montpensier. Elle ne pouvait pas être bien loin, si sa fille était toujours sa prisonnière.

À Garde-Épée, la duchesse avait besoin de savoir quand Navarre arriverait pour la première conférence. Elle écrivit une lettre que M. de Saveuse, devenu son premier gentilhomme depuis la mort de Puyferrat, porta à Saint-Brice, accompagné d’une petite escorte.

La Cour venait d’arriver et Arnaud de Saveuse demanda audience au duc de Nevers. Il lui remit la lettre, inventant qu’il venait de Paris et souhaitait assister à la conférence comme observateur de la famille des Guise. Une demande que Nevers jugea raisonnable.

Arnaud de Saveuse resta l’après-midi au château, laissant traîner ses oreilles, puis discrètement, en soirée, il quitta le village avec son escorte et revint à Garde-Épée annoncer à la duchesse que Navarre arriverait le lendemain. Ce serait la première conférence, les suivantes étaient prévues le lundi et le mardi.

Maurevert en fut satisfait. Il serait prêt dès le dimanche, assura-t-il, et Navarre serait mort mardi.

Le château de Jarnac dressait ses tours crénelées face à la Charente. Cette forteresse était tenue par Léonord Chabot, baron de Jarnac et gouverneur de La Rochelle, dont le père, Guy, s’était illustré dans un fameux duel à Saint-Germain.

François Ier était alors roi. Le dauphin – le futur Henri II – avait fait courir une rumeur insultante sur Guy Chabot. Pour laver l’affront, Chabot voulut se battre avec le fils du roi, mais François Ier s’y était opposé. Pour éviter que l’affaire ne s’envenime, le dauphin avait demandé à un de ses amis, M. de La Châtaigneraie, de dire qu’il était l’auteur de la rumeur. Chabot voulut donc se battre avec La Châtaigneraie, mais le roi avait aussi refusé, jugeant la querelle futile.

Après l’avènement de Henri II, Guy Chabot avait à nouveau défié La Châtaigneraie. Le nouveau roi avait approuvé le duel, car il connaissait la force de La Châtaigneraie et qu’il avait ainsi un moyen de se débarrasser de Chabot qu’il détestait. Mais celui-ci avait appris d’un maître italien une botte secrète, un coup de revers, qui avait fendu le jarret de son adversaire, lequel était mort dans la nuit.

Plus tard, Guy Chabot, comme bien d’autres familles de Saintonge, les Coligny, les Condé ou encore les La Rochefoucauld, avait rallié la religion protestante et Jarnac était devenu un bastion de la Réforme.

Pour les conférences, la ville attendait des milliers de huguenots. Les trois étages du château de Jarnac permettraient à peine à Léonord Chabot de loger le roi de Navarre, sa maison et celles des capitaines qui l’accompagneraient. Les hommes d’armes et les gentilshommes arrivés les premiers avaient trouvé place chez l’habitant ou dans les hostelleries, et les suivants camperaient sur l’esplanade, devant le pont-levis du château où l’on avait dressé des tentes.

La ville, serrée dans ses remparts bornés de tours rondes, était donc pleine comme une outre quand M. de Mornay, Caudebec et Antoine y entrèrent. À prix d’or, ils trouvèrent une minuscule chambre chez un tailleur, avec une paillasse à partager à trois. Quant aux lansquenets, ils n’eurent droit qu’à la paille d’une écurie.

Navarre et sa suite arrivèrent le lendemain. Dès qu’il le sut, Mornay se rendit au château où il fut immédiatement reçu bien que le roi fût avec ses capitaines pour préparer la conférence du lendemain.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, mon ami. Je croyais que vous guerroyiez autour de Montauban, plaisanta le Béarnais, qui était d’humeur badine.

Dans la salle se trouvaient le prince de Condé, La Rochefoucauld, Turenne, Rosny, ainsi que M. de Fors – le seigneur du château de Saint-Brice – et bien sûr M. Chabot.

Mornay expliqua ce qui l’amenait. Il raconta l’enlèvement de sa fille par la sœur du duc de Guise, et l’aide que lui apportait un lieutenant du prévôt d’Île-de-France, nommé Nicolas Poulain, ainsi qu’Olivier Hauteville, un bourgeois de Paris, tous deux à Angoulême où ils poursuivaient leurs recherches pour retrouver les ravisseurs. Avant de terminer, il ajouta à l’attention du roi de Navarre :

— Ce sont déjà ces deux-là qui avaient mis fin à cette fraude sur les tailles royales dont je vous ai parlé l’année dernière, monseigneur, et qui étaient parvenus à reprendre des quittances à un receveur félon…

Navarre comprit parfaitement l’allusion et fit surtout le lien avec les hommes qu’il avait interrogés et libérés quelques semaines plus tôt.

— Vusaint-gris ! Si je m’attendais à les retrouver ici ! Savez-vous que François les avait capturés quand nous étions en Poitou ? Ils étaient en compagnie d’un insolent comédien et j’ignorais que c’étaient vos amis. Mon cousin voulait les pendre !

Il se tourna vers Condé, les yeux pétillants de malice.

— J’ai bien fait de ne pas vous écouter, Henri !

— Ils me l’ont raconté, monseigneur, fit tristement Mornay qui pensait sans cesse à sa fille.

— Bien, mais qu’allons-nous faire, mon ami ?

— Messieurs Poulain et Hauteville m’ont dit qu’ils avaient déjà mis un terme à d’autres entreprises voulant votre mort durant les conférences. Selon eux, la reine tentera de vous faire avaler quelque philtre, mais elle peut aussi préparer d’autres diableries… Quant à Mme de Montpensier, elle pense pouvoir m’utiliser au travers de ma fille.

— M. de Montaigne m’a aussi prévenu, dit Navarre.

Avec une moue d’inquiétude, il sortit une lettre de son pourpoint.

— Savez-vous ce qui se passe à Paris, Philippe ? Le roi a lancé une effroyable chasse à ceux de notre religion. Il enjoint à ses officiers de se saisir des protestants et de vendre leurs biens pour subvenir aux frais de la guerre contre nous. Mais en même temps, il m’écrit ceci :

Mon frère, je vous avise que je n’ai pu empêcher, quelque résistance que j’ai faite, les mauvais desseins du duc de Guise. Tenez-vous sur vos gardes et n’attentez rien. Ne soyez pas surpris de ce que vous apprendrez sur moi.

Votre frère : Henri.

Pendant que Mornay lisait la missive, le baron de Rosny intervint :

— Le roi aurait dû se résoudre à accepter l’union de vos troupes avec les siennes. Il est maintenant réduit à une extrémité qui pourrait bien être fatale à sa couronne, et qui restera toujours honteuse à sa mémoire.

— Je crois que cette chasse à nos compatriotes est un message désespéré qu’il vous envoie, monseigneur, ajouta Mornay. Il veut vous forcer à rompre les négociations avec sa mère en s’attaquant ainsi à nos coreligionnaires.

— Rompons donc ! dit rudement Turenne. Pour moi, j’ai toujours été opposé à cette conférence. C’est folie de se mettre dans les mains de Catherine de Médicis, Sire. Dieu sait ce qu’elle prépare contre vous !

— Rassure-toi, compagnon ! Mon cousin Condé a pris toutes les précautions possibles : le château appartient à notre ami, M. de Fors. La reine y logera, certes, mais c’est moi qui en aurai les clefs, et ce sont mes régiments qui monteront la garde pendant les séances.

On annonça alors l’arrivée du duc de Nevers qui venait discuter des conditions de l’entrevue de Saint-Brice. Mornay se retira, car cette partie militaire concernait surtout Condé et Turenne. Mais une fois hors de la chambre du roi, ayant retrouvé Caudebec et Antoine qui attendaient, un secrétaire s’approcha pour lui remettre une lettre.

Elle venait de Mme de Montpensier, bien qu’elle soit cachetée sans marque et non signée. On y disait que Mlle de Mornay était en sécurité et qu’il recevrait bientôt des instructions, s’il voulait revoir sa fille.

— L’attente sera longue, murmura Mornay à ses deux capitaines.

— Peut-être que messieurs Poulain et Hauteville nous porteront de bonnes nouvelles, le rassura Caudebec.

Mornay ne répondit pas. Déjà, songeait-il, il manquait à ses devoirs envers Navarre en gardant pour lui que Maurevert, l’assassin de Coligny, était avec la duchesse de Montpensier. Mais s’il l’avait fait, des milliers de protestants seraient partis en chasse de cet homme, or il s’était juré que lui seul ferait justice.

Olivier, Poulain et Il Magnifichino laissèrent leur cheval supplémentaire et leurs bagages dans une écurie proche du Châtelet pour faire le tour des hostelleries et des cabarets situés près des portes, afin de découvrir celle que Mme de Montpensier avait empruntée. La duchesse était avec une troupe importante, et on se souviendrait immanquablement de son passage.

À la porte du Palet, puis à la porte de Beaulieu, ils n’obtinrent aucune information. Le lendemain, ils reprirent leur enquête sans se décourager. C’est à la porte Saint-Pierre qu’ils rencontrèrent Flaminio Scala et Francesco Andreini.

Le chef des Gelosi et le mari d’Isabella leur tombèrent dans les bras. Flavio fut stupéfait de découvrir son ami Scaramouche en compagnie du prévôt de l’hôtel et de son commis, et ce qui le surprit encore plus fut de les voir équipés et armés comme des condottieri.

Évasivement, Nicolas Poulain lui expliqua qu’il était en mission pour le roi et qu’il avait rencontré Il Magnifichino en chemin. À son tour, il ne put se retenir de demander aux Gelosi ce qu’ils faisaient là, puisque la reine et sa Cour étaient en route pour Cognac.

— C’est une longue histoire ! expliqua Flavio qui tenait un mulet par le licol. Accompagnez-nous à notre auberge et dînons ensemble pendant que je vous la conterai. Isabella sera si heureuse de vous revoir.

Nicolas Poulain jugea qu’ils n’avaient pas suffisamment de temps pour un dîner d’amis. Il fallait, avant tout, qu’ils retrouvent la trace de la Montpensier. Néanmoins, il interrogea Olivier du regard, mais son ami pensait comme lui et secoua négativement la tête.

— Merci, Flavio, mais notre mission est plus importante.

— Ah, votre mission ! dit Flavio en lui coulant un regard rusé. Peut-être pourrions-nous vous aider…

— Nous aider ?

— … À retrouver la duchesse de Montpensier.

— Quoi ? Que savez-vous ? cria presque Olivier.

— Uniquement ce qu’Isabella m’a dit, répondit doucement Flavio, mais je préférerais que ce soit elle qui vous parle.

Cette fois Olivier et Nicolas acceptèrent. Flavio monta sur le mulet, et Francesco sauta en croupe derrière Olivier. Lorenzino Venetianelli fermait la marche. C’est en cet équipage qu’ils traversèrent la ville par des rues étroites et tortueuses, car les Gelosi logeaient à l’hostellerie de la Croix-Blanche, près de la porte Saint-Martial.

En chemin, Flavio expliqua qu’ils venaient d’acheter le mulet à la grande écurie de la porte Saint-Pierre pour remplacer une de leurs bêtes malades. Toute la troupe partait le lendemain pour le Languedoc où ils joueraient devant le gouverneur, M. de Montmorency. Ensuite, passant par la Provence, ils rentreraient à Milan.

— Comment êtes-vous arrivés ici ? lui demanda Nicolas Poulain qui faisait avancer de front son cheval avec le mulet de Flavio.

— Après la fuite de Ludovic, expliqua le comédien, nous sommes partis à sa poursuite…

— Je vous l’avais déconseillé, grimaça Poulain.

— C’était une affaire qui nous concernait, intervint le mari d’Isabella. Ma femme a été torturée à cause de lui.

— J’avais cru comprendre qu’elle n’était pas certaine de sa culpabilité, remarqua Poulain.

— Innocent, il n’aurait pas fui ! répliqua Flavio. Mais peu importe puisque nous ne l’avons pas retrouvé. Le soir, Isabella nous a annoncé qu’elle voulait tout arrêter, rentrer en Italie. Le retour de Gabriella l’avait perturbée et elle était très fatiguée, ce qui explique son évanouissement. De surcroît, elle ne faisait que pleurer et était incapable de bien jouer.

— Gabriella lui a remis une lettre de grâce du duc de Mantoue qui lui a aussi promis une indemnité de mille florins. J’étais donc d’accord pour retourner en Italie, dit Francesco Andreini, qui avait entendu.

— Nous avons quitté Loches après une dernière représentation, précisa Flavio.

— La reine vous a laissés partir ? s’étonna Olivier.

— Nous ne lui avions pas demandé, sourit Flavio. Nous étions en fin de cortège quand la Cour a pris le chemin du Grand-Pressigny. Nous avons prétexté une roue cassée pour rester en arrière, puis nous avons pris une autre route. Nous avons traversé la Creuse à un endroit nommé La Guerche.

Ils avaient à peu près suivi leur itinéraire, se dit Poulain, mais ils avaient dû avancer bien plus lentement qu’eux, avec leurs lourds chariots tirés par des mules.

— Vous n’avez pas fait de mauvaises rencontres ? demanda-t-il.

— Nous avons l’habitude ! répondit Flavio avec insouciance. Les brigands savent que les comédiens sont pauvres et ne s’attaquent pas à eux. Et comme lors de notre dernier voyage en France, nous avions été pris en otages par des protestants, cette fois-ci nous avions pris nos précautions : j’avais quatre mousquets et quelques arquebuses à main, ainsi que des épées qui n’étaient pas en bois, croyez-moi !

» Ma seule crainte était que la reine nous retrouve. Nous n’empruntions donc que des chemins écartés.

Arrivés ici, nous avons donné deux spectacles devant le château et nous aurions pu rester plus longtemps, mais dès que nous avons appris que la Cour venait à Cognac, nous avons décidé de partir.

À l’auberge, Il Magnifichino fut fêté comme un fils prodigue par le reste de la troupe, chacun l’embrassant et l’accolant sans retenue. Il déclina une invitation de rester avec eux car, expliqua-t-il, il se rendait en Espagne. Dès lors, il inventa une invraisemblable histoire, si longue et si compliquée qu’au bout d’un moment plus personne ne l’écouta.

Laissant Venetianelli avec ses amis, Olivier et Nicolas se rendirent dans la chambre des Andreini. Ils y trouvèrent Isabella assise sur un lit à piliers, amaigrie, les traits tirés et l’air malheureux. Elle parut stupéfaite en les voyant entrer, puis son visage s’éclaira d’une sorte de soulagement.

— Monsieur le Prévôt, et vous, monsieur Hauteville, vous ne pouvez savoir le bonheur que me procure votre visite, fit-elle après qu’ils l’eussent saluée. Que faites-vous ici ?

— Nous sommes toujours à la poursuite de Mme de Montpensier, madame, dit Olivier avec tristesse. Après avoir retrouvé sa trace près de Périgueux, nous l’avons à nouveau perdue. Nous savons cependant qu’elle est venue à Angoulême…

Il ajouta, en ayant du mal à retenir un sanglot :

— … Elle a enlevé mademoiselle Cassandre de Mornay.

— Plus grave encore, madame, nous pensons qu’elle prépare un attentat contre le roi de Navarre, ajouta Nicolas Poulain. Flavio nous a dit que vous pourriez peut-être nous aider.

— Peut-être, reconnut Isabella dans un sourire sans joie. Asseyez-vous près de moi, je vais vous dire ce que je sais, ou plus exactement ce que j’ai découvert, avec Flavio et mon mari.

En parlant, elle baissait les yeux, évitant de croiser le regard d’Olivier qui fut surpris de cette attitude réservée, si différente de celle qu’elle avait eue à Loches.

— Nous avons quitté la Cour sans prévenir la reine, deux jours après votre départ, poursuivit-elle. Nous étions dans cette auberge depuis une journée quand est arrivée une troupe d’hommes d’armes. Elle était commandée par le capitaine Cabasset que j’avais vu à Chenonceaux avec la duchesse. J’ai demandé à mes compagnons de se renseigner discrètement ; il s’agissait bien de l’escorte de Mme de Montpensier. La duchesse était logée chez M. Sibert Tison d’Argence, le gouverneur de l’Angoumois. Un soir, un des soldats que Flavio avait fait boire avoua qu’ils avaient une prisonnière, enfermée chez M. d’Argence. La duchesse avait dit au gouverneur que c’était une domestique qui devait être châtiée pour vol.

— Cassandre ! murmura Olivier.

— Il y a deux jours, toute la troupe est partie. Mon mari les a suivis. Ils se sont arrêtés devant la maison de M. d’Argence où un coche attendait, puis ils sont sortis par la porte Saint-Pierre.

— Cette porte est au nord ! Ils n’iraient donc pas vers Jarnac ou Cognac ? s’étonna Poulain.

— Cela n’a pas d’importance, puisque je sais exactement où ils se sont rendus, dit Isabella d’une voix égale. Je pense qu’ils ont simplement choisi un itinéraire leur permettant d’éviter Jarnac où il y a beaucoup de protestants.

— Vous savez où ils sont allés ? s’exclama Olivier.

— Oui, dit-elle en posant son regard sur lui, ce qui lui demanda un effort surhumain.

Elle poursuivit en s’efforçant de contenir son émotion :

— Tandis que les gens de la duchesse préparaient leur départ, j’ai demandé à mes compagnons de se rendre dans l’écurie et de se mêler aux soldats pour découvrir où ils allaient. L’un des nôtres s’est approché de Cabasset qui examinait un plan avec un gentilhomme. Les écoutant, il a surpris deux mots qui l’ont frappé et qu’il m’a rapportés : garde… épée.

— Je suppose qu’il s’agissait d’un conseil : Garde-toi… ou : Accroche ton épée, suggéra Poulain.

— Non, les deux mots se suivaient, et surtout il a pu voir le plan qui représentait la Charente et les chemins aux alentours.

— Cela ne nous avance pas, dit Olivier, brusquement découragé.

Elle lui sourit, toujours aussi tristement, et poursuivit.

— À Chenonceaux, après l’arrivée de Gabriella et ses mises en garde, j’avais fouillé la malle de Ludovic. Je n’avais rien trouvé pouvant l’incriminer, mais au fond de son coffre il y avait plusieurs lettres pliées. Vous ai-je dit que Ludovic est le fils de Vincenza Armani, une des grandes comédiennes des Desiosi, morte il y a deux ou trois ans ? Une des lettres était envoyée par un gentilhomme français dont j’ai oublié le nom, et qui était apparemment le père naturel de Ludovic. Il avait cédé un fief à un marchand de ses amis, au cas où il viendrait à disparaître, de manière à ce que ce fief n’entre pas dans sa succession et revienne à Ludovic. Pour cela, son fils devait demander les actes de propriété à un prieur à qui il les avait confiés.

Voyant que Poulain et Olivier s’impatientaient, elle ajouta :

— Le fief se nomme Garde-Épée ou L’Espée de Garde, et se situe entre Cognac et Jarnac. Flavio s’est renseigné.

— C’est une maison forte à Saint-Brice, intervint Flavio.

— Ils sont là ! murmura Poulain, qui venait de tout comprendre.

— Merci ! dit Olivier en se levant.

— Vous partez ? demanda-t-elle.

— Oui, madame. Nous n’avons guère de temps.

Isabella se tourna vers son mari pour lui demander, les larmes aux yeux :

— Monsieur mon époux, je voudrais dire deux mots en tête à tête à M. Hauteville.

Francesco resta impassible un instant, puis hocha le chef. Tous sortirent, mais en laissant la porte ouverte comme la décence l’exigeait.

— Monsieur Hauteville, pardonnez-moi si je sors du profond respect que je vous dois, c’est la première fois que je vais être assez hardie pour vous parler ainsi, et ce sera aussi la dernière.

Elle déglutit avant de dire :

— Je ne m’explique pas ce qu’il s’est passé à Loches.

— Que s’est-il passé, madame ? demanda-t-il, surpris par ses paroles.

— Après que je me fus évanouie, sans que j’en connaisse la raison, je vous ai découvert devant moi en ouvrant les yeux. Je ne sais ce qui m’a pris. Mon cœur s’est mis à battre comme le jour de mes quinze ans quand je rencontrai mon époux. Je fus prise d’une passion aussi violente qu’inexplicable.

Olivier ne savait que dire tant il était interloqué.

— Je suis morte de honte en vous avouant cela, mais je crois que vous ne vous êtes aperçu de rien, dit-elle, avec douceur. Vous ne m’avez même pas témoigné de l’intérêt. C’est alors que nous avons parlé du départ de la duchesse, et que j’ai fait allusion à l’enlèvement de mademoiselle de Mornay. Vous m’avez déclaré que vous l’aimiez, et vous êtes parti sans un regard pour moi. Vous étiez alors l’homme le plus malheureux du monde…

Elle soupira.

— … Et moi la femme la plus malheureuse de la Terre ! Ah ! monsieur, quel mal que la jalousie ! Je dois vous l’avouer, mon esprit fut pris d’un dépit si violent et si mal fondé que je ne peux toujours pas me l’expliquer. Je ne sais ce qui m’a pris, j’ai pensé pouvoir être vengée par la punition que vous recevriez. Après votre départ de Loches, je suis allé voir la reine, et je vous ai dénoncés…

— Vous, madame !

Ainsi s’expliquaient les gens d’armes de la reine qui les avaient poursuivis, songea Olivier.

— Mais très vite la honte, le dégoût envers l’ignominie que j’avais commise m’ont envahie. Je fus au désespoir. Je ne pouvais plus rester à la Cour. J’ai supplié Flavio de partir, mais même après, je ne pensais qu’à la noirceur de mes actes. Pourquoi avais-je agi ainsi ? Aujourd’hui encore je l’ignore et je ne le comprends pas. Car sachez, monsieur Hauteville, que je n’éprouve aucun sentiment amoureux envers vous et que je n’ai même pas eu à vous chasser de mon cœur.

— Je… je ne sais que vous dire, madame.

— Il fallait que je me rachète, aussi, quand j’ai appris que la duchesse était ici…

— Vous vous êtes rachetée au centuple, madame !

— Non ! Mais si vous m’accordez votre pardon, je crois que je pourrais me consoler et retrouver un peu d’estime envers moi.

— Mais, madame, sans vous, je n’aurais eu aucun moyen de retrouver Cassandre ! Songez-y ! Si je parviens à la libérer, ce sera vous qui serez la cause de mon bonheur !

Des larmes coulèrent sur les joues d’Isabella alors qu’elle sanglotait un : « Merci ! »

Olivier, bouleversé par ce qui venait de se passer, retrouva les autres dans la grande salle de l’auberge. Venetianelli dévorait un morceau de jambon après avoir terminé une soupe aux choux. Nicolas venait de se faire porter la même soupe. Malgré son émotion, Olivier avait faim et se joignit à eux.

— Nous partirons dès que tu auras fini de manger, déclara Nicolas. On m’a dit à peu près où se trouvait Garde-Épée. Il y a dix bonnes lieues et nous devrons faire étape en route.

— Cela signifie qu’on arrivera vendredi, le jour précédant la conférence. Que fera-t-on avec si peu de temps ?

Nicolas haussa les épaules pour marquer son indécision.

— Repérons les lieux et essayons de savoir si Mme de Montpensier est là, et avec combien d’hommes. Ensuite nous irons chercher M. de Mornay, Caudebec, les lansquenets, et s’il n’y a rien d’autre à tenter, nous prendrons d’assaut cette maison. Nous réglerons ainsi, en une seule fois, tous nos comptes avec la sœur du duc de Guise.

— Je préférerais une solution moins sanglante, soupira Olivier. N’oublie pas que Cassandre est leur otage.

Nicolas grimaça. Il n’avait aucune autre solution.

Ils reprirent leurs affaires à l’hostellerie, ainsi que le cheval qu’ils avaient laissé à l’écurie, puis sortirent par la double porte Saint-Martial et passèrent la Charente au premier pont.

Le temps était gris et humide, mais ils avaient connu pire. Après quatre heures de chevauchée, ils trouvèrent à se loger à Hirsac, dans une maison ouverte pour les voyageurs par les moines de l’abbaye de la Couronne.

Ils repartirent à la pique du jour et contournèrent Jarnac. La trêve limitait les risques d’être attaqués par des rôdeurs, mais autour de Jarnac, les patrouilles de huguenots étaient nombreuses. Nicolas Poulain dut montrer deux fois le laissez-passer d’Henri de Navarre.

Enfin ils arrivèrent sur le chemin de la Pierre-Levée. Ils aperçurent le gros dolmen sur leur droite, puis, un peu plus loin, ils découvrirent une vaste maison forte entourée d’une enceinte crénelée, avec un gros pigeonnier à l’extérieur, en face du porche. La route contournait la bâtisse en passant juste devant.

Ils étaient restés casqués, avec une écharpe blanche autour du cou comme des gentilshommes de Navarre. Ainsi, si le boiteux manchot était dans une des échauguettes à les observer, il ne pouvait voir leur visage. Ils longèrent la façade, s’attardant un instant devant le porche, comme s’ils s’assuraient que ce n’était pas une maison hostile. Dans la boue, ils virent des traces de roues d’une lourde voiture, et surtout des piétinements de cavaliers. Une troupe très nombreuse était entrée dans Garde-Épée.

Ils poursuivirent ensuite leur route vers Saint-Brice, jetant un ultime regard sur l’enceinte. C’est à cette occasion que Nicolas Poulain aperçut des casques qui brillèrent quand un rayon de soleil filtra entre deux nuages.

Ils sont là, se dit-il. Ce ne peut être qu’eux !

Dès qu’ils furent hors de vue de la maison forte, il proposa à Olivier et Lorenzino :

— Prenons par les bois, je veux voir l’arrière de cette maison.

Ils empruntèrent une sente avant de se retrouver dans une forêt. Ils ne voyaient plus Garde-Épée et ils avançaient avec prudence, car si les capitaines de la duchesse étaient vigilants, ils feraient certainement des patrouilles. En bas du sentier, ils découvrirent une église et les ruines de bâtiments conventuels.

Ils étaient maintenant au nord de Garde-Épée.

— Mme Andreini nous a parlé d’un prieur à qui Ludovic aurait dû demander les actes de la possession de son fief. Et si c’était là qu’il aurait dû venir ? Il y avait ici une abbaye qui a été pillée. Cela expliquerait qu’il n’ait rien obtenu et qu’il soit passé au service de la reine, suggéra Olivier.

— C’est bien possible.

Ils s’approchèrent des ruines du couvent. Toutes les constructions avaient été incendiées, sauf l’église romane dont les portes étaient brisées. Les colonnes du cloître gisaient à terre et les bâtiments conventuels n’étaient que décombres noircis. À l’autre bout de la cour centrale, dans l’angle opposé à l’église, ne restait debout qu’une bâtisse à la toiture incendiée construite sur un solide soubassement faisant sans doute salle basse. On distinguait, enchevêtré dans des poutres et des pierres écroulées, un gros cul-de-four arrondi englobé dans la maçonnerie du dernier mur encore debout. Ce devait être le four du couvent, qui servait peut-être aussi de séchoir à châtaignes ou à fruits ; probablement le plus vieux bâtiment des lieux.

Le porche de la salle basse était fermé par une double porte vermoulue.

— Il n’y a rien à découvrir ici ! décida Poulain après qu’ils eussent fait le tour des ruines. Mais nous pourrions laisser nos chevaux dans la salle de ce four et nous rendre à pied à Garde-Épée.

En s’approchant, ils entendirent hennir. Aussitôt, ils s’arrêtèrent et Poulain fit signe à ses compagnons de s’écarter du porche.

— Ça vient de là, dit-il à mi-voix en montrant le four. Il y a quelqu’un, peut-être plusieurs personnes. Mettez-vous à l’abri, ce ne peut être que des brigands.

Ils firent avancer leurs chevaux près du mur d’enceinte qui longeait l’ancien cloître. Nicolas Poulain sauta au sol, épée et arquebuse à rouet à la main. Les deux autres l’imitèrent et Venetianelli attacha les longes à une poutre noircie.

Ils progressèrent prudemment et silencieusement jusqu’au four. Poulain poussa doucement l’un des battants du porche, qui n’était pas verrouillé, et jeta un regard dans la salle. C’était trop sombre pour y voir, mais il sentit l’odeur d’écurie.

Il attendit un moment avant de pousser les battants. C’était une salle voûtée en gros appareil qui devait remonter aux guerres anglaises. Accolé au mur, il distingua un puits au fond, avec une ouverture par-devant pour tirer l’eau et une corde attachée à un anneau de fer. À côté se trouvait une paillasse de foin avec quelques hardes posées dessus. À l’autre extrémité de la salle, un cheval bai était attaché à un anneau. On avait dressé une cheminée en pierres sèches contre un trou dans le mur. Autour, sur des pierres et des souches, étaient étalés un chaudron en fonte, quelques instruments de cuisine, des fagots, une boîte à sel, des flacons et des pots en grès. D’autres souches servaient de tabourets ou de table.

Ils entrèrent avec précaution. Poulain s’approcha du puits et regarda au fond sans rien y voir. Il ramassa une pierre et la jeta ; un plouf retentit. Il tira sur la corde, qui n’avait pas de seau au bout. En face du puits, un escalier de pierre grimpait vers l’étage, mais il était bouché par un éboulement de poutres tombées de la toiture. L’escalier conduisait au four, se dit-il. Ici, on devait entreposer la farine et des fruits, et venir chercher l’eau pour faire la pâte. Il fit le tour de la salle, cherchant vainement une autre sortie. Pendant ce temps, Il Magnifichino examinait les quelques hardes sur la paillasse et Olivier s’intéressait au contenu des flacons et des pots.

L’Italien s’approcha de Poulain, lui tendant un bonnet noir qu’il avait trouvé.

— Je connais ce bonnet, lui dit-il à voix basse.

Poulain hocha la tête, puis mit un doigt sur sa bouche et leur fit signe de sortir.

Dehors, il leur proposa d’aller jusqu’aux chevaux.

— C’est le bonnet de Ludovic Armani, dit à voix basse Il Magnifichino.

— Ça explique bien des choses. Il a dû venir ici se cacher de la vengeance des Gelosi, suggéra Poulain.

— Mais où est-il ? demanda Olivier.

— Dans le puits ! répondit Poulain en souriant.

Il s’expliqua :

— J’ai souvent connu ce genre de cachette dans mes chevauchées. Les gens se dissimulent dans des puits où sont creusées des sortes d’alcôves avant le niveau de l’eau. On faisait ça dans le temps pour se cacher. Ce four est bien plus vieux que l’église. Il y a longtemps, il devait y avoir là juste deux ou trois moines pour s’en occuper. En cas d’attaque, ils n’avaient aucune protection et ne pouvaient que se dissimuler au fond du puits. Nous allons emmener le cheval et attendre. Ludovic finira bien par sortir.

— Pourquoi prendre son cheval ? demanda Olivier.

— Si nous étions des voleurs, c’est ce que nous aurions fait. Il sera ainsi certain qu’on est bien partis.

Ils firent comme le prévôt l’avait dit, puis ils se dissimulèrent autour du four et attendirent.

Le temps s’écoula lentement. Ils avaient froid. La nuit commença à tomber et Il Magnifichino songeait qu’ils perdaient leur temps quand un léger bruit se fit entendre : un glissement, un frottement. Le portail grinça – ils l’avaient refermé – et ils entendirent des pas.

Poulain jaillit, l’arquebuse à la main :

— Ne bougez plus !

Une ombre fit demi-tour mais déjà les trois hommes étaient sur ses talons et, avant qu’il ait pu entrer dans le puits, ils le tenaient par le collet.

— Monsieur Armani ! s’exclama Il Magnifichino. Pourquoi nous fuyez-vous ?

— Venetianelli ? Monsieur Poulain ? s’exclama le comédien, éberlué, j’ai eu si peur ! J’ai cru que c’étaient des brigands !

— Et vous, que faites-vous là ?

— Je suis chez moi ! Je possède le fief de Garde-Épée et ce four appartient autant au fief qu’à l’abbaye.

— Vous possédez ? ironisa Poulain.

— Oui, mais je n’ai pas d’acte de propriété, monsieur, reconnut Ludovic Armani, brusquement penaud.

» Je me suis querellé avec les Gelosi, reprit-il en soupirant. Je suis venu ici pour leur échapper et tenter de réunir les preuves de ma possession.

— Expliquez-nous… proposa Poulain.

— C’est une longue histoire…

— Nous avons le temps, nous passerons la nuit ici. Olivier, peux-tu aller chercher les chevaux ? Il faut les faire boire. Nous avons de quoi faire un bon dîner, monsieur Armani, nous vous invitons et nous écouterons votre histoire.

Ludovic Armani observa un silence, car il se doutait que ces trois hommes n’étaient pas là par hasard et s’interrogeait sur ce qu’ils attendaient de lui.

Olivier ramena les montures et ils s’installèrent sur des pierres, se partageant du vin, du pain et des charcutailles. En revanche, Poulain refusa que le comédien en fuite allume un feu.

— Mais nous allons mourir de froid ! protesta-t-il.

— C’est mieux que de mourir d’autre chose, fit sèchement Poulain. Savez-vous ce qui se passe à Garde-Épée ?

— Non…

— Vous connaissez le fermier ?

— Oui, je suis allé lui acheter des pommes et du fourrage, il y a une semaine.

— Avez-vous parlé à des gens de Saint-Brice ?

— Une fois, quand je suis allé prier à l’église. Je ne suis arrivé qu’il y a trois semaines, personne ne sait que je suis là. Je ne fais un feu que la nuit venue. Ma visite au fermier de Garde-Épée était ma première sortie.

— Mme Catherine de Médicis vient d’arriver à Cognac, et Mgr de Navarre à Jarnac. Ils se rencontreront demain à Saint-Brice.

— Dieu du ciel ! C’est donc pour cela que vous êtes ici ?

— Oui, et pour ce qui se passe à Garde-Épée. Nous pensons que des catholiques s’y sont installés.

— Mais le fermier ?

— Nous ne savons rien de plus. Je pensais que vous auriez pu apprendre des choses… Combien de gens habitent là-bas ?

— Je ne sais pas exactement. J’ai vu trois hommes et une femme, il y a sans doute plus de monde quand M. Ancellin, le propriétaire du fief, est là. Vous savez, je ne bouge pas d’ici. Je vis comme un animal, dit Gouffier avec amertume.

— Pourquoi rester ? interrogea Olivier.

— Pourquoi pas ? Où puis-je aller ? Au printemps ou cet été, je rentrerai peut-être en Italie, ou je me rendrai en Espagne.

Il resta silencieux un instant avant d’ajouter :

— Mon père avait écrit à ma mère. Il avait vendu le fief à un homme de paille, monsieur Ancellin, pour que cette terre échappe à la succession, et il avait remis les preuves de ma propriété au prieur de cette abbaye. Mais quand je suis venu, elle était dans cet état…

Olivier eut un regard de satisfaction à l’attention de ses compagnons pour avoir vu juste.

— Je prie… Je garde espoir qu’un jour des moines reviendront pour reconstruire le monastère… Que je pourrais les interroger… Peut-être sauront-ils ce qu’est devenu le prieur. Aux beaux jours, j’irai dans les campagnes, j’interrogerai. Pour l’instant, tout ce que je sais, je l’ai appris à Cognac : une compagnie huguenote est arrivée ici et a pendu tout le monde. J’ai vu les tombes, derrière l’église. Que sont devenus les papiers de l’abbaye, les chartes… ? Rien ne dit que les huguenots les ont brûlés, ce peut être aussi des paysans qui les ont pris, car ces disparitions doivent arranger bien des censives.

— Sans doute, approuva Poulain. Les guerres font la fortune de certains, et la ruine d’autres. Mais vous deviez nous raconter votre querelle avec les Gelosi…

— C’est vrai… Ils sont aussi à Cognac ?

— Non, ils ont quitté la Cour.

— Je préfère ça ! J’ai eu une liaison avec une comédienne et son mari veut se venger.

— Laquelle ? s’enquit Venetianelli en s’esclaffant. Elles sont toutes plus jolies les unes que les autres et je suis sûr que Maria a la cuisse légère !

— L’honneur m’interdit d’en dire plus ! s’offusqua Gouffier.

— Vous vous cachiez dans le puits ! affirma Poulain.

— Oui, monsieur, dans une cavité.

— Elle est grande ? s’enquit Olivier par curiosité.

Surpris par la question, Ludovic Gouffier se mordit imperceptiblement les lèvres, hésitant à répondre. Puis il se dit que s’il mentait, et que ce prévôt vérifiait, il risquait de lui faire un mauvais sort. Et après tout, il avait bien caché ce qu’il avait découvert.

— Il y a un souterrain, répondit-il.

— Un souterrain ? Long ? demanda Poulain, soudain intéressé.

— Environ mille cinq cents pas, je l’ai mesuré. Il va jusqu’à Garde-Épée.

— Vous en êtes certain ? Vous êtes allé jusqu’à Garde-Épée ? insista Poulain.

— Je ne sais pas si c’est Garde-Épée, monsieur. Le souterrain suit la direction de Garde-Épée et se termine par une vieille porte en fer qui pourrait communiquer avec les caves.

— Ce serait bien possible, en effet, dit Poulain, pensif. Quand les Anglais occupaient le pays et que les grandes compagnies faisaient la loi, ce genre de passage permettait de fuir d’une maison à une autre. Mais tout de même, mille cinq cents pieds c’est très long ! Je n’ai jamais entendu parler de souterrains si longs. Il est praticable ?

— Ce n’est qu’une tranchée recouverte d’une voûte de pierre, ou parfois simplement de bois, puis dissimulée sous de la terre. Par endroits, le passage affleure le sol et on aperçoit le ciel entre les racines, car il y a eu des éboulements.

Poulain se leva.

— Allons-y, je veux voir.

— Je n’ai qu’une lampe à huile, monsieur, dit Ludovic Gouffier.

— Ce sera suffisant… mais, j’y pense, vous ne nous avez pas dit comment vous l’avez découvert…

— À la fois par chance et par curiosité. Le soir où je suis arrivé ici, il neigeait et tout était glacé. Mon outre d’eau avait gelé et s’était fendue. J’avais soif, et le cheval encore plus. On s’est réfugiés dans cette salle, j’ai fait un feu, mais je n’avais aucun moyen de tirer de l’eau du puits, car il n’y avait ni corde ni seau. J’ai observé que le niveau n’était pas très bas. Alors, je suis allé chercher une longue poutre pas trop lourde que j’ai immobilisée en travers du puits de façon à ce que la partie basse soit près de l’eau, puis, en m’aidant de ma dague que je plantais entre les pierres, je suis descendu remplir un sac de cuir. J’avais peur de tomber, mais tout s’est bien passé. Seulement, à une toise du bord, je n’ai plus trouvé d’endroit pour enfoncer ma dague : il y avait un grand trou.

» Le lendemain, avec une lanière, j’ai descendu une branche de pin enflammée. Il y avait bien une cavité. Je me suis alors souvenu du plan du fief que mon père avait envoyé à ma mère. Il y avait une ligne entre le four de l’abbaye et Garde-Épée. J’ai acheté une corde et une lampe à huile dans une ferme et je suis descendu. C’était un souterrain. Il m’a fallu deux semaines pour le dégager et l’explorer jusqu’au bout.

— Et cette porte qui le ferme ?

— Elle est en fer, je ne suis pas allé plus loin.

— Pourquoi les moines ne se sont-ils pas cachés là quand l’abbaye a été attaquée ? demanda Olivier.

— Sans doute ignoraient-ils l’existence de ce souterrain ? Ce passage est certainement oublié depuis des siècles, répondit Ludovic.

Nicolas Poulain avait déjà saisi la lampe de terre cuite posée sur une pierre.

— Il y a de l’huile de noix dans ce flacon, proposa le jeune Gouffier. Je vous accompagne…

— Non, si c’est tout droit, je n’aurais pas de mal à trouver mon chemin.

Personne ne remarqua l’ombre de contrariété qui passa sur le visage de Ludovic. Nicolas emplit la lampe avec l’huile et glissa le flacon dans une poche de son pourpoint. La lampe n’était qu’un simple godet en fer avec d’un côté un bec qui portait une mèche de coton et de l’autre une anse assez longue. Il alluma la mèche avec son briquet à amadou.

Suivi des autres, il se rendit au puits, saisit l’anse de la lampe entre ses dents, attrapa la corde, se glissa à l’intérieur du puits, et se laissa descendre, non sans faire un dernier signe amical à Olivier.

La lampe éclairait peu, mais il repéra aisément le début du souterrain. Le puits étant étroit, il posa facilement ses pieds sur le sol de l’orifice, puis il s’engagea dans le tunnel.

Il ne pouvait rester droit. Au début, l’avancée fut pourtant assez rapide bien que fatigante, car il devait se baisser et tenir la lampe devant lui à bout de bras pour éviter de se cogner. Les parois du souterrain étaient en pierre et par endroits le mur s’était écroulé sous la pression des racines. Ludovic l’avait plus ou moins redressé en empilant les pierres.

À un moment, le boyau devint plus étroit, moins haut, et il dut s’accroupir pour avancer. Il sentit des courants d’air, l’humidité des sous-bois. Sans doute le tunnel affleurait-il le sol de la forêt. Il avança ainsi péniblement durant près d’une heure. Deux fois la lampe s’éteignit et il ne parvint à la rallumer qu’à grand-peine. Il arriva enfin à la porte rouillée, bardée de fer et hérissée de clous, mais si vieille que des morceaux entiers s’effritaient. Il colla un long moment son oreille au battant. Que pouvait-il y avoir derrière ? N’entendant rien, il jugea que ce devait être une cave rarement utilisée. Il examina un moment les clous, les arrachant facilement avec sa dague, puis, avec la lame, il gratta les gonds scellés dans l’encadrement de pierre envahi par le salpêtre et constata qu’il n’y aurait aucune difficulté à les desceller. Il serait facile d’enlever le bardage de fer et de détacher les pentures. Il suffirait ensuite de pousser la porte qui s’ouvrait vers l’intérieur, en évitant juste de la faire tomber pour ne pas provoquer d’alerte. S’il y avait une cave de l’autre côté, il fallait seulement espérer qu’on n’ait pas entreposé trop d’objets derrière.

Ne pouvant rien apprendre de plus, il fit demi-tour.

De nouveau, la lampe s’éteignit plusieurs fois et, alors qu’il ne devait plus être très loin du puits, il ne parvint pas à la rallumer.

Il resta un long moment dans le noir à frapper la pierre de son briquet, puis décida d’avancer à tâtons. Après tout, c’était tout droit et il devrait juste faire attention à ne pas tomber dans l’eau en arrivant.

Il s’aperçut vite que le tunnel n’était pas vraiment droit. À plusieurs reprises il heurta les murs dont les empilements de pierres s’écroulèrent. À chaque fois, il restait immobile, le cœur battant, craignant que la voûte entière ne s’écroule sur sa tête. C’est lors d’un de ces éboulements qu’il fut surpris par le bruit métallique. Ce n’étaient pas des pierres qui tombaient cette fois, mais des objets qu’il tâta dans le noir. Des coupes, des vases ?

Voulant savoir de quoi il s’agissait, il s’installa confortablement, graissa la mèche et entreprit de la rallumer. Enfin, la flamme jaillit et il put examiner ce qui s’était passé.

En heurtant les pierres, il avait fait effondrer un muret dissimulant une cache. Les objets n’étaient pas en fer ou en étain, comme il l’avait pensé, mais en or et en argent. C’étaient des vases religieux, des ciboires, des calices, des chandeliers. Probablement le trésor de l’abbaye dissimulé par les moines.

Seulement, ce n’était pas tout. Il y avait aussi une large ceinture en cuir, presque neuve. À des boucles étaient attachées une bourse plate qui contenait quelques centaines de pièces d’or ainsi que des papiers. Il en déplia un. C’était une lettre du marquis de Caravaz adressée à Mme Armani.

Ludovic avait trouvé le trésor de l’abbaye et l’avait caché là avec ses affaires.

Il remit tout en place et redressa le mur en empilant les pierres, puis il reprit son chemin en s’interrogeant sur ce qu’il devait faire.

Un quart d’heure plus tard, il retrouvait ses compagnons, inquiets de sa si longue absence.

— Nous pourrons entrer dans Garde-Épée par le souterrain, leur annonça-t-il. Dormons, et demain nous partirons pour Jarnac chercher M. de Mornay et les lansquenets.

— Et moi ? demanda Ludovic.

— Je suis désolé, mais je ne peux prendre le risque de vous laisser là, où vous pourriez être pris et nous dénoncer. Vous viendrez avec nous.

La guerre des amoureuses
titlepage.xhtml
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_000.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_001.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_002.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_003.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_004.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_005.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_006.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_007.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_008.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_009.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_010.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_011.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_012.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_013.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_014.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_015.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_016.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_017.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_018.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_019.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_020.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_021.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_022.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_023.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_024.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_025.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_026.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_027.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_028.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-2]La guerre des amoureuses(2009)_split_029.htm